La couleur des Yeux de ton Frère 

J’ai pas envie de raconter cette histoire.

Depuis le premier jour.

Je savais que j’aurais envie de partager mille choses.

Des souvenirs de classe, mon quotidien qui me dépasse et mes amours échoués qui s’entassent.

Mais pas lui. Pas ça.

Ça, c’est trop frais. Une plaie encore ouverte.

On n’écrit pas sur les plaies encore ouvertes, ça se fait pas, c’est tout.

D’abord, parce que ça revient à remuer la plume dans la plaie, et que par définition, la douleur en est insoutenable.

Ensuite, parce que ça donne nécessairement une histoire mal écrite. Ça bave, ça coule, ça colle. C’est dégoûtant.

Enfin, parce qu’écrire avant que la plaie ne soit refermée, c’est prendre le risque de laisser une cicatrice.

Indélébile.

Oui. J’en suis convaincue. Il y a des choses qui ne s’écrivent pas.

Alors, je n’écrirai pas.

Je n’écrirai pas sur cette histoire. Je n’écrirai pas sur cette rencontre. Je n’écrirai pas sur la couleur de ses yeux.

Je ne parlerai pas de cette période de ma vie, où tout allait très vite.

Je ne décrirai pas cet état à fleur de peau qui était le mien, ce sommeil qui me manquait, cette adrénaline qui me poussait en avant, me forçant à repousser mes limites, un peu plus, chaque jour. M’empêchant de dormir. Décuplant mes émotions.

Je ne dirai pas cette transe.

Je n’expliquerai pas comment ses yeux sont apparus au milieu du brouillard, comme je ne m’explique pas comment ses yeux ont arrêté le temps.

Je ne mettrai pas de mots sur ces dimanches passés ensemble, épris d’un même objectif, repoussant nos limites en s’apportant un soutien mutuel dont j’ignorais alors avoir tant besoin.

Je ferai taire le souvenir de nos rires, j’étoufferai celui de notre complicité, j’hurlerai s’il le faut pour oublier nos discussions. Nos heures de discussions.

Je serai plus forte que ça.

Et ces danses… Oh ces danses.

Je ne dirai pas que c’est dans ces quelques danses que j’ai puisé l’énergie nécessaire pour continuer à avancer, sans lâcher.

J’en tairai la musique et j’enterrerai les pas.

Je ne dirai rien de tout ça. Car j’aurais trop peur.

De vous.

Peur de décrire ces sentiments et de découvrir qu’ils sont banals. Peur de raconter la fin, et de comprendre que c’est normal.

La fin.

Une nuit. Puis plus rien.

Une complicité envolée, un jeu démasqué.

Et après ça, le vide. Le grand vide.

C’est con, j’ai peur du vide.

L’incompréhension qui ronge et l’irrationalité qui se moque de moi.

La plaie saigne. Vite, un autre sujet.

Il fait chaud dans le Carton !

Évidemment, il n’y a que le Carton qui n’a pas la clim !

Du coup, avec Costa, on a investi dans un brumisateur.

Rideaux baissés, visages humidifiés, tour de chaise. Cette torpeur estivale me rappelle l’époque bénie de la sieste en maternelle.

« Tu reprends quand tes cours du soir ? »

C’est comme ça que j’ai commencé à y penser. J’avais arrêté les cours, pour ne plus croiser son regard. Pour ne plus subir ses silences.

Mais j’ai soif d’apprendre ! Les cours du soir, c’est un nid de savoir, une stimulation permanente.

Et je sais qu’il n’y va plus.

« Demain ».

Je m’étais jurée de ne rien écrire.

Mais aujourd’hui, brisant l’atmosphère  paisible du carton, j’ai à nouveau été   projetée dans le vide.

Une photo. Envoyée par ma binôme des cours du soir.

Sa photo.

« He is back.. »

J’arrive plus à respirer.

Demain, je le vois. Je ne suis pas prête pour ça.

La plaie pisse le sang à présent.

Si on vous demande, je ne vous ai rien dit.

2 réflexions sur “La couleur des Yeux de ton Frère 

  1. Quelle écriture… Félicitations. Pas seulement pour cet article, pour tous. Est – ce « voyeur » d’essayer de lire entre les lignes, je ne sais pas. Je crois plutôt que ta manière de raconter les choses nous emporte, m’emporte tout du moins. Une envie de connaitre la suite, mais à quel prix. Pour toi, ça ressort comme des souvenirs douloureux, des choses qu’on essaie de ranger dans une case parce qu’elles font trop souffrir, parce qu’on en a peur. Peur que tout nous revienne en pleine figure, même des années après. Peur de se remémorer des instants heureux qui sont difficiles quand on y repense aujourd’hui. J’espère que ces derniers jours n’ont pas été trop difficiles. Bon courage à toi. Chaque histoire est particulière, merci de nous faire partager des morceaux de la tienne en espérant que ça te soulage de poser tes mots/maux.

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