La Citrouille de Proust

Beaucoup, beaucoup de choses se bousculent ces derniers temps.

Qu’il est étrange d’apprendre à vivre autrement qu’en ne faisant que travailler !

Je m’initie aux plaisirs de journées intellectuellement non-transcendantes mais que les beaux jours rendent agréables ; je découvre le monde parallèle des boutiques à la pause déjeuner et des supermarchés ouverts en sortant du travail ; la réponse « je peux pas, je suis au Cab » à tout type de proposition n’est plus systématique ; je déambule, parfois sans but, dans les rues de Paris ; je n’ai plus aucune raison de résister aux terrasses animées qui m’ont toujours fait de l’œil et je m’abandonne tous les matins aux plaisirs solitaires d’une balade le long des quais.

Ca fait tout bizarre, bizarre.

Le plus étrange est de constater qu’en ce mois d’avril 2015, pour la première fois depuis quelques mois, je suis face à un étrange constat : mon cœur cicatrise.

Le matin, je souris, la journée je ris, les souvenirs des spectres de mon passé ne sont plus aussi douloureux qu’il y a quelques semaines.

Enfin, je dis bien cicatrise.

Car il ne faut pas grand-chose pour éveiller les spectres.

Costa, mardi matin.

« Je nous ai ramené le chocolat de la semaiiine, et tu vas être contente ».

L’excitation est à son comble dans le Carton, comme à chaque fois qu’il est question de parler du chocolat de la semaine, qui in fine, correspond au Bonheur de la Journée pendant cinq jours.

Je lis dans les yeux de Costa cette excitation propre à la découverte d’un chocolat unique.

À mon tour je frissonne, je frémis, j’ai hâte.

Costa se rapproche de son sac, l’ouvre avec soin et vient partager avec moi son trésor.

Une tablette de Hershey’s.

Attaque de spectre.

Ma gorge se resserre, ma respiration s’accélère, mon regard se détourne.

J’ai l’impression d’être en plein cauchemar. Comme si, en sortant sa tablette, Costa avait réussi à pénétrer dans mon intimité, m’avait arraché un secret.

« Non merci ».

Je me lève, quitte le Carton. J’ai besoin de marcher, de respirer, d’un verre d’eau.

J’ai du mal à comprendre comment ces états, si intenses, me rattrapent encore.

Costa doit me prendre pour une folle.

Comment lui expliquer que la vision du Hershey’s m’a ramené loin, si loin….

Acte I. Août 2013

En pleines révisions du CRFPA avec mon binôme, ma Partenaire de Toujours.

On passait nos journées à ingurgiter, réciter, énumérer, mettre en perspective un nombre de problématiques juridiques incalculables.

« Le secret, c’est de se faire des cas pratiques », disait-elle sans cesse. Du coup, notre vie était un énorme cas pratique.

Et entre la mineure et la majeure, on arrivait encore à hurler de rire en descendant des litres de coca light et en se déhanchant sur le refrain de Bella. Partout. À la maison, dans les rayons de la bibli, dans les couloirs de la prépa, dans la voiture. Ouhouhouu

Alors, le must, c’est quand avec ma Partenaire de Toujours, on s’octroyait le droit d’aller croquer les nuits estivales.

Le temps d’une bière, sur un toit, avec des amis qui ne font même pas de droit.

C’est un soir comme ça que je l’ai rencontré, Cendrillon.

Je ne l’ai vraiment pas aimé. Je l’ai trouvé faux, vexant, antipathique. Comme quoi, les premières impressions ne sont pas toujours si mauvaises.

Acte II. Décembre 2013

On l’a fait !

On a vaincu l’été et on a survécu à l’hiver.

Il y a eu des larmes, pas toujours de joie, des nerfs à vifs, on y a laissé beaucoup plus que des plumes mais l’aventure enfin se termine lorsque les résultats tombent.

Ma Partenaire de Toujours et moi sommes officiellement titulaires du CRFPA.

Il faut fêter ça. Dans la joie, le rire, l’ivresse, la musique et l’amitié. L’artillerie lourde est de sortie sur les réseaux sociaux. Tout le monde est invité.

Même lui.

Mais Cendrillon n’est pas là, alors il s’excuse dans un message.

Un gentil message, plein de finesse et d’humour. Un premier message.

Acte III. Janvier et Février 2014

Oh, il y en a eu d’autres des messages !

Je ne sais pas comment notre complicité s’est développée, mais tout est allé très vite.

Chaque jour, du réveil au coucher, j’ai vécu dans la sphère de mon cadran d’iPhone. Je ne suis plus sure d’avoir vu le soleil briller plus que mon écran qui s’illuminait à chacun de ses messages.

Chaque interaction devait lui être racontée, chaque fait ou geste devait être capturé par une photo et envoyé. Chacune de mes pensées s’accompagnait d’un message et chacun de ses messages m’évoquait une pensée.

Les mots fusaient, il fallait refaire le monde, et le re-refaire, et le re-re-refaire.

Je n’oublie aucun de mes gloussements, j’entends encore les sursauts de mon cœur accompagner la sonnerie de mon téléphone, je surprends encore parfois mes yeux chercher le message, qui était toujours là.

Le message était là. Derrière le message, l’envie de le voir. De le regarder dans les yeux pour continuer à rire.

Alors il y eu un café, puis deux, puis pas tellement plus.

Chacun d’eux se déroulait de la même manière.

On se retrouvait, un peu comme deux inconnus, hésitants. Pas surs d’assumer. Comme si le fait de rire ensemble était un secret qu’il fallait garder, même de nous-même.

On ne se regardait pas.

Ou peut-être l’ai-je fait ?

Peut-être ai-je osé le regarder, peut-être aurait-il vu dans mes yeux quelque chose de terrifiant, d’inexpliqué qui justifie qu’à chaque fois il ait commis l’inexplicable.

Car toujours de la même manière, soudaine, brutale, Cendrillon se levait, m’annonçait son départ et partait.

Me laissant là, à me demander ce qui ne va pas chez moi.

Est-ce mon rire ? Mon maquillage ? Suis-je trop sure de moi ? Trop hésitante ? Trop femme ? Trop enfant ? Peut-être croit-il que ceci ou que cela ?

Et surtout, pourquoi sitôt nos verres désertés le téléphone se remet-il à sonner ?

Est-ce lui ? Sa timidité ?

Acte IV. Mars 2014

Je me souviens de longs messages, que j’aurais voulu en 140 caractères, mais que l’on m’a sommé de développer.

Je me souviens avoir dit « ok », que je me résignais.

Que s’il ne s’agissait que d’une amitié, j’avais besoin de m’éloigner.

Il m’a retenu.

Il m’a juré sa sincérité en continuant à me couvrir de Cyber-Intentions.

Je crois que j’aurais dû activer mon firewall.

Acte V. Avril 2014

Samedi soir

Est enfin venu le temps du texto, celui qui peut tout faire basculer.

Le « Tu fais quoi ? » d’après minuit.

« Dans un bar avec une copine, et toi ? »

Naturellement, j’étais en fait en pyjama chez une copine en train de regarder « He’s Just Not That Into You » (Ce que pensent les hommes) en trempant une barre de Mars dans un pot de Häagen Dazs.

« Moi aussi, mais je pars bientôt. On se retrouve ? »

Opération ravalement de façade activée !

Un jean, un top et un coup de rouge à lèvres plus tard, je saute dans un taxi et me retrouve seule dans un bar, à 2h du matin. Il arrive.

« Ah parfait ! Ma copine vient juste de partir ! »

La nécessité de se justifier du détail dans les situations de mise en scène organisée est un mauvais défaut. Mais passons, celui-ci n’a pas été relevé.

Un cocktail, puis deux, puis trois.

Les heures défilent, les gens dansent, rient de plus en plus fort, se rapprochent.

4h30.

Cendrillon continue à me parler. Avec passion. De son travail, de sa vie, de son chat, de son pote, de sa mère, de son vélo ou que sais-je encore.

4h50.

Je le regarde, je me demande s’il me voit.

Comme pour répondre à cette question, résistant à toutes les tentations que la nuit tend à offrir, Cendrillon prononce alors ces quatre mots apparemment tant chéris.

« Je dois y aller ».

Et il alla.

Me laissant là, à me demander ce qui ne va pas chez moi.

Lundi matin

« On dine jeudi, c’est non négociable ».

Sans doute avait-il compris mon abandon de poste.

Je ne saurais dire quel sentiment m’habitait depuis que j’avais quitté le bar.

« Oui, très bien », dinons jeudi.

À quoi bon, dire son mal-être ?

J’essayais de m’abandonner à la simplicité des moments passés ensemble. J’essayais.

Jeudi soir

On a ri aux éclats, encore.

On a partagé nos plats.

Et une tablette de Hershey’s.

Quand vint le dernier carreau, il l’a coupé en deux.

***

Je n’ai pas entendu les douze coups sonner, mais ce soir là encore Cendrillon s’est évaporé.

***

Vendredi matin

J’ai cru écrire à Cendrillon, comme tous les matins depuis presque quatre mois.

Mais ce matin-là, je n’ai plus eu de réponse.

Je n’ai plus jamais eu de réponse.

***

Je retourne dans le Carton, Costa me regarde hésitante.

« Moi aussi j’ai une surprise pour toi », dis-je souriante.

Je lui tends, à mon tour comme un trésor, une tablette de Milka Caramel.

Inutile de lui expliquer que le Hershey’s, c’est un peu la madeleine du temps passé à être la citrouille de Cendrillon, je pense que d’une certaine manière, Costa l’a compris.

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