J’ai abandonné.
Au Cab.
Plus d’effort.
Je pense que la plus grande preuve de cet abandon s’est manifesté lorsque lundi, j’ai décidé d’enfiler un pantalon qui ne soit pas de costume pour aller « travailler ».
Mais c’est plus fort que moi.
Les mots de Collab Viré résonnent dans ma tête. Je me dis qu’à ce stade, la situation ne peut plus empirer, et que de toutes les manières, avec ces gens, on ne pourra jamais se comprendre.
Alors à quoi bon ?
À l’aise dans mon pantalon, je me rends dans le Carton.
Ça va être une belle journée.
Il fait beau, et j’ai un déj de prévu avec une Intemporelle.
Initialement, on devait boire un verre, ça fait deux ans qu’on essaye de boire un verre.
Mais bon, c’est le principe avec les Intemporels.
J’arrive au parc, elle est déjà là.
C’est comme si on s’était laissées la veille.
J’essaye de me souvenir de la dernière fois où l’on s’est vues.
C’était un quai de gare, il y a trois ans je crois.
Il y en a eu beaucoup des quais de gare.
Je pense qu’on a tous une Intemporelle dans sa vie.
Cette amie, rencontrée il y a plus de dix ans. Avec qui on a vécu beaucoup de choses, très intenses, très vite.
Ce genre d’amitié en plusieurs temps.
D’abord, celle qu’on consomme à l’excès et dont on ne peut plus se passer. La phase où ces liens qui dureront toute une vie se créent en accéléré.
Puis, la phase où la distance reprend sa place et joue son rôle. Loin des yeux, loin du rire, mais on sait que l’amitié toujours intacte, grâce aux piqures de rappels. Celles qui interviennent parfois, comme pour se rappeler pourquoi on est amies.
Enfin, la phase du vide absolu. Pendant des années, un silence. Silence que l’on chéri car il est le reflet de certaines amitiés qui n’ont pas besoin de s’embarrasser de « ça va » égarés auxquels on aurait vite plus rien à répondre.
Car finalement, ce qui définit les Intemporels, c’est cet instant volé, tous les deux ans. Ce verre que l’on arrive enfin à prendre, ou ce déjeuner, comme si rien n’avait changé.
Juste pour se mettre à jour.
Je m’assois et on se retrouve très vite. À peine trois banalités échangées et on est déjà en train de rire.
Avec mon Intemporelle, ça fait même plus du dix ans qu’on se connait !
J’aime en parler aux autres comme de la copine d’enfance avec qui j’aurais fait les 400 coups.
Avec le recul, je me dis qu’ils étaient bien modestes ces coups, et puis, pas sure qu’il y en ait eu 400, mais même.
On était à Malte ensemble. En séjour linguistique en famille d’accueil. Pendant deux semaines.
On marchait sur des pelouses interdites en crapotant sur nos premières cigarettes et ça faisait de nous les racailles des bacs à sable que l’on voulait être.
On enfreignait le couvre-feu de 19h30 en rentrant à 21h, on riait fort dans les salles de jeux, on faisait des high five à Ronald McDonald et des courses de caddies dans les rues de notre quartier résidentiel.
On complotait aussi.
C’est mon Intemporelle qui avait arrangé le coup pour que je me retrouve seule à seul avec Yeux Bleus, son BF que je trouvais trop beau. Et même qu’avec Yeux Bleus, on s’était pécho.
Et bien sûr, on refaisait le monde. On parlait amour, liberté, rêves, projets, avenir. On parlait de nos angoisses, sans jamais être pleurnichardes. On échangeait. On mettait tout en perspective.
On multipliait ces longues discussions dont les filles de 15 ans ont le secret, qui consistent à mettre en mots des sentiments complexes avec un maximum de précisions visant à mettre en évidence toutes les nuances de la situation, et sans jamais mettre de point
Puis le séjour s’est fini et j’ai eu l’impression de perdre un bout de moi.
C’est fou l’intensité de ces amitiés.
On a fini de manger. Mon Intemporelle allume une cigarette. J’ai les yeux qui brillent.
Je n’ai pas fumé depuis des années, mais avec mon Intemporelle, c’est pas pareil. Elle m’en tend une en riant, comme en 40.
« Des nouvelles de Yeux Bleus ? »
Yeux Bleus, mine de rien, c’est un peu ce que j’ai de plus proche d’un premier amour.
« Quoi, t’es pas au courant ?! »
Mon Intemporelle cherche une photo dans son téléphone et je me souviens des textos qu’on s’envoyait à l’époque de son 3310.
Les textos pour préparer les escapades.
C’était à l’époque où mon Intemporelle n’était pas parisienne, je me revois mettre de côté l’argent gagné lors de baby-sittings.
Avec, je m’achetais les billets de train.
Et pendant les vacances, je faisais croire à ma mère que j’allais à la bibliothèque et je sautais dans un TGV.
Je faisais l’aller-retour dans la journée, j’ai même pas le souvenir qu’on quittait le café de la gare. Mais on se retrouvait, le temps d’une mise à jour.
Je savais que c’était insensé, mais je me sentais rebelle et dix ans plus tard, ça fait partie de mes plus beaux souvenirs.
« Tiens regarde ».
Je baisse les yeux sur la photo.
Yeux Bleus tient dans ses bras un petit garçon et embrasse une femme.
Il est même un peu dégarni.
Je suis sous le choc, j’ai du mal à y croire.
Je croyais qu’il aurait toujours 17 ans.
Notre déj se finit, on se lève, on se dit au revoir, qu’il faut qu’on se refasse ça bientôt.
En vrai, on s’en fiche toutes les deux, on sait très bien que dix ans peuvent s’écouler avant le prochain déj, que ça changera rien entre nous.
Je rentre au Cab, un peu moins à l’aise dans mon pantalon mais l’esprit toujours plus léger.
Je n’ai pas sauté dans un TGV et pourtant, le temps d’un déjeuner, j’ai voyagé dans le temps.
Plus rien ne peut m’atteindre, même depuis le Carton, car ce midi là, j’ai retrouvé un bout de moi.

