J’ai aussi du mal à parler d’elle.
Pour les mêmes raisons que l’Impératrice.
Beaucoup trop de choses m’échappent, alors j’ai du mal à prendre la plume.
Pourtant, elle est face à moi tous les jours.
C’est la première personne que j’ai rencontré au Cab.
Mon premier jour.
Je me revois passer le pas de la porte, demander la RH en arrivant à l’accueil.
On m’a fait patienter dans le hall.
Je revenais de loin. De très loin
J’avais l’esprit ailleurs. Plus rien de tout ça ne comptait.
Pourtant, je m’étais jurée de leur laisser une chance.
J’avais mis mon haut des premiers jours. Celui avec un col Claudine blanc. Et même une veste de costume.
J’ai attendu. Longtemps.
La femme de l’accueil a fini par revenir vers moi.
« La RH ne peut pas vous accueillir. Mais vous avez une formation ce matin. En salle 8. Allez y. »
C’est peut être à ce moment que j’aurais du partir.
Arrivée en salle 8, j’ai à nouveau attendu.
La formatrice est arrivée.
Elle s’est présentée, a parlé, s’est montrée joviale et agaçante et a fait au moins autant de digressions que moi dans mon esprit.
Soudain, elle s’est esclaffée « Bon baaah, on va commencer », avant de se reprendre « Ah baaaah non, on attend votre collègue qui a pas eu la formation j’avais oublié ! ».
Elle est sortie se faire un café.
A nouveau, j’ai attendu avec la conviction que 6 mois plus tard, j’attendrai encore.
Ca n’a pas loupé.
La formatrice est revenue, accompagnée.
Elle.
Elle me rappelait ces filles du collège avec qui je n’aurais jamais pu être copine.
Grandes brunes au teint pâle qui fumaient des joints à la récré en racontant des histoires interdites à qui voulait l’entendre, juste pour faire parler.
Elle a la même allure. Ce même air nonchalant propre aux gens révoltés par tout mais qui n’ont un avis sur rien. Ce physique frêle qui détonne avec cette assurance méprisante.
Je l’appellerai Minus.
Depuis ce jour, Minus, Costa et moi partageons le Carton.
Minus est l’incarnation de tous les clichés contre lesquelles la société lutte.
J’irais même jusqu’à dire que si un candidat au Conseil de l’Ordre était amené à rencontrer Minus en pleine campagne (au cours de laquelle la question de la place de la femme dans la profession d’avocat est cruciale), il mangerait sa robe, et se laisserait mourir de désespoir.
Minus des pieds à la tête, c’est : douze centimètres de talons, pas de collants, une robe sombre, moulante et courte, laissant apparaitre la moitié de ses cuisses et deviner deux bourgeons mammaires, une longue tresse mal faite, des mots méchants dans la bouche, un incroyable mépris dans le regard et un tout petit pois dans la tête.
Seulement voilà, Minus a une bonne étoile.
Une bonne étoile qui s’amuse à faire un bras d’honneur à quiconque prétend réussir en travaillant.
Un vendredi matin, pendant le petit déjeuner hebdomadaire des Avocats Anonymes on a bien vu comme elle parlait au Tout Puissant.
Le managing Partner.
Celui qui fait ou défait une carrière en un battement de cils.
Tapes amicales dans le dos, sourires excessifs, promiscuité exacerbée.
Dans le Carton, j’ai osé.
« – Mais d’ailleurs, tu le connaissais déjà le Tout Puissant ?
– Non. Enfin presque. Mon père a rencontré sa femme par hasard. Du coup il m’a pris en stage. »
– Ah. Mais tu as fait quel M2 déjà ?
– J’ai pas fait de M2. J’ai pas validé ma maitrise en fait. »
Ah.
Bon. Admettons.
Après tout, j’ai pas d’idée arrêtée sur le concept du pistonné et il faut savoir être débrouillard dans la vie.
Le problème de Minus, c’est que c’est la vie qui se débrouille pour elle.
Je me souviens de la première semaine. C’était la plus dure, je crois.
Comme un addict en rehab, il fallait encaisser le retour, la descente d’adrénaline et l’absence totale d’activité.
Ca a beaucoup intrigué Minus.
« – Je comprends pas pourquoi tu te mets dans cet état.
– Comment dire… Tu te souviens des partiels ? Comme c’était horrible ? On sortait de la Période de Révision qui était hyper intense et sur une, deux voire trois semaines, il fallait assurer. On avait quoi… huit matières ? Neuf ? On tremblait pour chacune d’elle ! On était lâchés dans l’arène ! Entre chaque matière il fallait se ressaisir. Ne surtout pas faire et refaire l’épreuve dans sa tête. Aller de l’avant. Réviser d’arrache-pied l’épreuve d’après pour finir de voir ce qu’on avait pas vu et revoir tout ce qu’on s’était promis de relire. On comptait les jours avant la délivrance. On jurait que notre sommeil serait enfin serein, que le soleil brillerait encore plus et qu’on pourrait enfin retrouver le gout du bonheur. Et le jour béni arrivait enfin. Celui du premier jour de vacances. Celui où on avait pas mis de réveil. Et bah tu vois, moi, je me souviens que je mettais pas de réveil, mais que mes yeux s’ouvraient toujours d’eux-mêmes à 7h30 ce jour là. Je me souviens que ce jour là, j’étais perdue. Je savais pas où aller, ni quoi faire. Il n’y avait rien sur mon programme. Comme si ma journée n’avait pas de raison d’être. Je pleurais toujours ce jour là. Et bah là, ce qu’on vit, c’est pareil pour moi. Tu comprends ?
– Mouais. Non. Chais pas. Moi je trichais toujours aux partiels. »
Ah.
Alors très vite, avec Costa on s’est demandées.
Pourquoi ?
Car en plus de l’avoir pistonné, le Tout Puissant a bien pris Minus sous son aile et lui offre sa protection.
Protection qui justifie que les journées de Minus soient plus courtes que celles de l’administration de la fac, puisqu’elle nous honore de sa présence exclusivement de 11h à 13h, puis de 15h à 16h.
Alors pourquoi ?
Pourquoi Patrick tape-il contre le mur du Carton exclusivement après son départ ?
Pourquoi l’Impératrice de Saba a-t-elle instauré la coutume de l’inviter, bi-hebdomadairement, déjeuner dans un des palaces 5 étoiles que nous offrent les beaux quartiers de Paris ?
Qu’est-il arrivé dans la vie de cette jeune fille pour que le Tout Puissant, lui-même, décide de prêter un de ses duplex de 200 m2, situé au coeur du 16ème arrondissement, à Minus et à son copain, sans exiger la moindre contrepartie financière ?
Quel aboutissement, quelle victoire, quel yin et quel yang expliquent que Minus – qui m’a récemment demandé la différence entre le consentement et la cause – ait été jugée la personne la plus compétente pour se rendre, seule avec l’Impératrice, sur la terre d’un Prince exotique, client du Cab ?
Evidemment. On y a pensé avec Costa. Que ça pouvait être ça.
La réalité est pire.
Mardi 14h35
Collab Viré entre dans le Carton.
Il cherche Minus, qui n’est pas rentrée de sa pause déj (à l’évidence, puisqu’il est 14h35).
Il voulait lui dire que l’Associé-Vampire l’invitait à déjeuner la semaine prochaine. Dans un palace. Tout ça, tout ça.
Collab Viré semble jubiler d’autant plus de nous annoncer la nouvelle à Costa et moi.
D’un coup, il ne peut plus se retenir.
« Tu vois ! Je te l’avais dit que tout le monde s’en fout de ton amour du droit ! Les hommes, ils gèrent cette partie là. L’associé, il a pas besoin de toi ici tu comprends. On s’en fout de tes compétences juridiques.
Tu devrais faire comme Minus si tu veux te faire recruter. Je suis sure que si tu mettais plus de jupes, t’irais en rendez-vous client. Ca les occupe les clients tu comprends ?
Elle est très bien Minus pour ça. Elle a pas peur de montrer ce qu’il y a à montrer, et en même temps elle fait fragile tu vois ? On sent qu’il y a de la marge pour l’entretenir tu vois ? Les associés ils adorent ça. Toi, avec tes sacs de marque et tes tailleurs pantalons, tu leur sers à quoi tu crois ?
Le droit ? Allez arrête ! »
Pour la première fois depuis des semaines.
Je ris aux éclats.

