Mardi matin
À peine arrivés, les beaux jours sont déjà repartis.
Comme si le ciel non plus ne savait pas trop où il en était.
Dans le Carton, à l’abri du froid et de la pluie, j’allume mon ordinateur, ouvre une page internet et appuie machinalement sur le touche « f » du clavier pour être redirigée vers le site qui va rythmer ma journée.
C’est les vacances.
Les gens publient leurs photos de voyage.
Voyage.
Un mot si petit mais qui laisse imaginer tant de choses.
J’adore les mots.
La hauteur du V, la courbe du y, la double boucle du g suffisent à me faire rêver.
Voyage.
« Fais le tant que t’es jeune ».
C’est quoi la jeunesse exactement ?
J’ai 25 ans, il parait que je suis grande.
Pourtant, dans ma tête, j’ai 14 ans. La même perception des choses, la même relation avec les gens, le même rapport au monde.
Quand je passe devant mon ancien lycée, j’ai toujours ce même sentiment de possession, car c’est mon lycée, alors même que je n’en ai pas franchi la grille depuis presque 8 ans.
8 ans.
Je me souviens bien de mes 8 ans.
Du jeu, mais pas que.
Je me souviens aussi de mes réveils, de mon pull préféré, de la tasse dans laquelle je buvais mon « chocolaté ».
Je sens encore le poids de mon cartable si je ferme les yeux, je me souviens l’odeur de mon cahier de texte et la texture du sol dans le gymnase.
Je regarde toujours avec dédain Cécilia (qui m’a tiré les cheveux au sang) quand je la croise dans le quartier, alors même que je ne lui ai jamais reparlé depuis et je suis convaincue que Camille est toujours ma copine et que ça me ferait plaisir de la voir, alors même qu’elle a changé de continent il y a presque 20 ans.
Changer de continent.
Je continue à descendre mon fil d’actualité et je me dis que j’ai loupé le coche.
Depuis des années, je fais défiler sous mes yeux les voyages des autres.
Je m’amuse à les classer en catégorie.
Catégorie 1 : Le Trop Classique [même pas sûre de liker]
Parti vivre au Canada après son bac, le voyage de celui qui a développé un patriotisme tel que l’on jurerait qu’il a aujourd’hui un pouvoir décisionnel dans les choix politiques et économiques de son nouveau pays.
Posts engagés et les pseudos révoltés m’ont finalement conduit à prononcer la sanction virtuelle ultime, pire que la suppression : « masquer ses publications ».
Il y a aussi ceux qui, presque trop sagement, se gargarisent d’un semestre en Erasmus sur les traces de Romain Duris.
Photos de places ensoleillées, de bars à peine éclairés, de pieds en éventail et d’éventails en repose-pieds qui comme un éternel recommencement laissent imaginer ces réveils interdits, pour aller décuver sur les bancs d’une fac factice en étant bercé par le rythme d’une litanie catalane.
Catégorie 2 : Le Rêve Américain [souviens toi, on était amis avant, regarde la preuve je like]
Comme à la télé.
Tantôt assise sur l’une des pelouses de campus, tantôt révisant au sein d’une bibliothèque aux interminables rayons, celle avec qui je me souviens avoir échangé les confidences qui font le charme de la préadolescence appartient aujourd’hui au cercle des queues-de-cheval-imparfaites-et-sweats-d’Université disparues me laissant pantoise face au degré de coolitude de ces gobelets rouges en carton.
Il y a aussi celui pour qui le rêve académique s’est écarté pour laisser place au grandiose du rêve Hollywoodien.
Prince charmant du lycée devenu star de ciné, nous gratifiant de clichés de tournages, villas, piscines où l’étoile apparait les yeux toujours un peu plus bleus, le sourire toujours un peu plus bright comme pour illuminer la grisaille de nos vies.
Catégorie 3 : l’Intouchable [je suis jalouse et je c’est pour ça que je ne likerai pas]
19 ans. Un sac à dos. Tom Sawyer à la conquête de l’Amérique du Sud.
Celui qui n’a peur de rien.
Seul au milieu de paysages d’une beauté insoutenable, il se connecte parfois pour profiter de la tribune que lui offre le réseau social pour tenir son carnet de route afin que ses amis restent informés de chaque plat, chaque rencontre exceptionnelle, chaque frayeur ou chaque épiphanie.
Je fais une pause dans la descente de mon fil d’actualité.
Soupir.
Je m’observe.
Tout ça pour ça ?
« Les études de droit c’est dur tu comprends, j’ai pas envie de m’interrompre un an juste pour voyager. Après je serai plus dans le bain ».
« Erasmus ? Arf, ça fait pas top sur un CV, y’a un côté pas hyper sérieux quand même ».
« Non mais attends, y’a aucun problème, j’adore ce que je fais, c’est passionnant ! Et puis étudier à Paris c’est génial, c’est quand même la plus belle ville du monde ! »
Nous y voilà.
Six ans plus tard, l’objectif est atteint. Le graal.
La raison à l’origine des efforts, des larmes et des sacrifices.
Dix heures par jour, vissée sur une chaise à subir l’ennui, être témoin des jeux d’égo dont la finalité demeure non identifiée, tenue – pour survivre – d’ignorer la méchanceté, la médiocrité et la misogynie qui m’entourent.
Trouvant refuge dans le chocolat et vivre par procuration à travers le fameux fil.
Comme dans la chanson.
Damn.
« Et finalement, de moins pire en banal, elle finira par trouver ça normal ».
Ces paroles résonnent en moi et je me sens envahie d’une rage virulente.
Jamais.
Je m’observais, à présent je me vois et cette vision de mon corps qui se transforme en ombre m’est insoutenable.
Mon télephone sonne.
Texto de JJ.
« Hello ! Tu as répondu à l’offre de collab du cab de la VAM ? »
Je brûle.
Je sens mon cœur prendre la hauteur du V, ma respiration s’évanouir dans la courbe du y et mon estomac imiter la double boucle du g.
Finalement, c’est peut-être juste ça, « faire un choix ».
***
« Pas encore, mais je vais décliner. »
Je crois que je respire à nouveau.

